Lapsus 22/02/2023
Spécial colloque - La parole dans la clinique de demain. Etat des lieux d'une dépathologisation et perspectives
Marguerite, sublime cantatrice
Par Dominique Szulzynger
En ce moment, sur une célèbre plateforme, il est possible de (re)découvrir Marguerite[1]. C’est une fiction qui s'appuie sur l'histoire véridique de Florence Foster-Jenkins. Elle est née le 19 juillet 1868 en Pennsylvanie. Enfant, elle prend des cours de musique, puis devient enseignante et pianiste. A la mort de son père elle hérite d'une fortune qui lui permet d'entamer une carrière de cantatrice. L'écoute des enregistrements ne laisse aucun doute : la cantatrice chante faux.[2] Cependant, elle est convaincue de son talent, se compare aux plus grandes et interprète les rires qu’elle entend comme signe de la jalousie des rivales. Son excentricité, ces tenues extravagantes, sa difficulté à tenir les notes et le rythme ne l’empêchent pas d’avoir un public qui l’adore. Durant une trentaine d’années elle se produira, à guichet fermé, en sélectionnant elle-même son auditoire.
Le réalisateur Xavier Giannoli, transpose l'action dans le Paris des années 20. Marguerite, interprétée par Catherine Frot, croit qu'elle a tout d'une grande cantatrice. Par intérêt financier ou par peur de ne plus avoir accès à son cercle de la haute bourgeoisie, tous lui laissent penser qu'elle a un talent indéniable. A commencer par son mari. Cependant, il s’inquiète quand elle fait la connaissance d’un journaliste et de son ami poète dadaïste qui l’entraînent sur les planches d’un théâtre d’avant-garde. Son interprétation de la Marseillaise lui vaudra de finir au commissariat avec ces deux acolytes ! Auprès de son mari furieux, elle s’excuse : « Je voulais que vous soyez fier de moi et je vous ai entraîné chez les fous ! » Il veut qu’elle renonce. Elle, catégorique : « C’est chanter ou devenir folle. »
De la vraie fausse cantatrice à la fiction de Marguerite, l’identification à la cantatrice comble la faille inhérente au sujet. Jacques-Alain Miller précise : « Le dynamisme de la folie, selon Lacan, tient à « l'attrait même des identifications où l'homme engage à la fois sa vérité et son être. »[3] La vérité de Marguerite se loge dans le chant lyrique, cette sublimation de son être est son auto-dépathologisation.
Pour elle, tout se précipite lorsqu’elle se produit dans une vraie grande salle : rires du public, quelques instants de grâce puis… rupture des cordes vocales et hospitalisation en psychiatrie. Le délire de la cantatrice bat son plein. Afin de l’aider à reprendre contact avec « la vie réelle », son médecin imagine lui faire entendre sa voix par le truchement d’un enregistrement. Il faut montrer le déficit pour la faire rentrer dans la réalité. Hélas, le réel de sa voix fait irruption dans « le concret de son existence »[4] et précipite sa chute. La dépathologisation forcée par le recours à la réalité conduit au pire.
Effet de division ou de forclusion, chaque parlêtre a affaire à sa faille subjective, elle est un fait de structure et ne s'observe ni au microscope ni à l'imagerie médicale. Elle n'est pas déficit, il revient à chacun d'inventer sa solution pour faire avec.
Et cela reste applicable à notre époque également.
[1] Marguerite, un film de X. Giannoli, réalisé en 2015, disponible sur la plateforme Netflix.
[2] https://www.francemusique.fr/opera/la-vie-de-florence-foster-jenkins-fantasque-soprano-qui-chantait-faux-adaptee-au-cinema-1418
[3] Miller J.-A., « Déficit ou faille », La cause du désir, n°98, 2018, p.125.
[4] Ibid., p. 123.
